Nous venons de recevoir d’Istanbul ce témoignage d’une grande acuité, de notre collègue historienne et chercheuse Noémi Levy-Aksu :
Une fois n'est pas coutume, un message collectif que m'inspire la situation actuelle à Taksim. Vous avez sans doute vu les images des violences policières extrêmes des derniers jours. Je suis, comme beaucoup, en grève et autant que possible à Taksim, au parc de Gezi et dans les manifestations. Voici donc un témoignage, forcément subjectif, du mouvement, côté parc...
Si vous étiez à Taksim actuellement, vous qui connaissez la Turquie un peu, beaucoup ou pas du tout, vous pourriez observer, les yeux écarquillés, une effervescence sans commune mesure avec celle des jours ordinaires.
Un parc transformé en espace de vie et de fête, où jour et nuit, on campe, lance des slogans, chante et danse.
Où l'on déambule avec des lunettes de piscine et des masques, en guise de bouclier contre une éventuelle attaque policière.
Où les fondateurs de l'extrême-gauche des années 70 et les activistes radicaux des années 90 témoignent que, de mémoire de militant, on n'avait jamais rien vu de pareil.
Où le mouvement homosexuel côtoie les islamistes anti-capitalistes.
Où les "soldats d'Atatürk" voisinent avec les anarchistes.
Où la jeunesse nationaliste défile aux côtés de banderoles en kurde et arménien.
Où des lycéens font leur baptême en politique sous l'œil attendri et admiratif de syndicalistes et militants aguerris.
Où les enseignants félicitent leurs étudiants d'avoir abandonné leurs examens.
Où les supporters des équipes de football, ennemis de toujours, s'étreignent sur les pelouses et luttent ensemble sur les barricades.
Où l'on n'a pas besoin d'être anarchiste pour se réjouir ou s'étonner que, sans police ni Etat depuis samedi dernier, avec une foule chaque jour plus dense, la zone n'ait jamais été aussi sûre ni aussi propre.
Où l'on est turc ou kurde, sunni ou alévi, croyant ou athée, féministe ou macho, apolitique ou ultra-politisé, anarchiste ou militariste. Mais où l'on est avant tout ensemble, unis contre un Etat policier de plus en plus intolérant aux différences. Révoltés par les violences policières des derniers jours, qui ont tué et blessé, et se poursuivent à Dersim, Antakya et ailleurs. Et déterminés à ne pas oublier.
Où l'on espère, sans trop oser y croire, que ce n'est qu'un début.
Où malgré les voix cassées par les gaz absorbés et les slogans lancés, les yeux rougis par le manque de sommeil, malgré la colère devant le mépris des autorités, tout le monde a le sourire aux lèvres et le sentiment de vivre un moment d'exception.
Demain, peut-être, les divisions, les violences policières ou les impératifs du quotidien prendront le dessus. Viendra alors le temps des analyses politiques ou sociologiques du pourquoi du comment. Et sans doute, on ironisera sur la naïveté des acteurs et dissèquera les arrière-pensées politiques des uns et des autres.
Mais pour tous ceux qui sont à Taksim actuellement, pour tous ceux qui d'Istanbul, d'Ankara, d'Izmir, de Dersim, d'Antakya et d'ailleurs continuent à manifester, protester et soutenir le mouvement, il est déjà clair que, quelle qu'en soit l'issue, rien ne sera plus tout à fait comme avant.
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