Les poursuites contre les journalistes obscurcissent l'éclat démocratique
en Turquie
Traduction de l'article de Dan Bilefsky et Sebnem Arsu, paru dans le New York Times le 4 janvier 2012
:
http://www.nytimes.com/2012/01/05/world/europe/turkeys-glow-dims-as-government-limits-free-speech.html?_r=1&pagewanted=all (traduction par GITFrance « Action internationale »)
Istanbul – Il y a un an, le
journaliste Nedim Sener enquêtait sur un réseau terroriste de l’ombre que les procureurs considéraient comme coupable de complot contre le gouvernement d'inspiration islamique en Turquie.
Aujourd'hui, Nedim Sener est accusé de faire partie de ce complot, et emprisonné dans le cadre de ce que les organisations des droits de l'homme appellent une purge politique des critiques contre
le pouvoir.
Nedim Sener, qui a passé 20 ans de sa vie à traquer la corruption du pouvoir, figure parmi le 13 accusés ayant comparu cette
semaine, devant le tribunal national siégeant dans l'imposant Palais de Justice d'Istanbul, pour toute une série d'accusations d’appartenance à une organisation terroriste. Parmi les autres
accusés on trouve les éditeurs d'un site internet résolument laïc et critique envers le gouvernement et Ahmet Sik, un journaliste qui a réalisé une enquête sur la manière dont un mouvement
islamique proche de Fethullah Gülen, un religieux reclus vivant en Pennsylvanie, aurait infiltré les forces de sécurité turques.
à une époque où Washington et l'Europe hissent la Turquie
en modèle de démocratie islamique pour le monde arabe, les défenseurs turcs des droits de l'homme affirment que la répression relève d’une logique inquiétante. Plus grave encore, selon eux, sont
les signes récents montrant que le gouvernement du Premier ministre Recep Tayyip Erdogan réprime la liberté de la presse à travers un mélange d'intimidation, d'arrestations, de machinations
financières dont la vente en 2008 d'un journal de premier plan et d'une chaîne de télévision à une société lié à son beau-fils. Ces faits de répression risquent d'assombrir l'image
d'Erdogan, adulé au Moyen-Orient en tant que puissant leader régional capable de tenir tête à Israël et à l'Occident. Largement réputé pour avoir su mettre au pas l'armée turque et asseoir un
gouvernement confessionnel et conservateur qui articule une forte croissance économique à la démocratie et la tolérance religieuse, il s'est montré à plus d'une occasion irritable et susceptible.
C'est cette sensibilité proche de l'arrogance qui, aux dires des défenseurs des droits de l'homme, contribue à son hostilité envers les médias d'information.
Selon l'Union Turque des Journalistes, 97 représentants des médias sont maintenant emprisonnés en Turquie, incluant
journalistes, éditeurs et distributeurs, un nombre que les associations de défense des droits disent supérieur au nombre de détenus équivalents en Chine. Le gouvernement rejette ces chiffres et
insiste sur le fait qu'à l'exception de quatre cas, les personnes arrêtées ont toutes été inculpées pour des activités autres que l'information.
Le ministre de la justice de Turquie, Sadullah Ergin, a critiqué le mois dernier les groupes de défense des libertés civiques
pour avoir créé la fausse impression qu'en Turquie trop de journalistes étaient emprisonnés. Selon lui, un nouveau plan pour renforcer la liberté d'expression cette année, fausseraient la réalité
et expliqueraient ces perceptions. Mercredi, Nedim Sener, qui est apparu au tribunal pâle et soucieux, a créé la surprise en accusant les responsables de la police sur lesquels il avait enquêté
de l'avoir piégé. « Cela fait 11 mois qu'on ne m'a pas laissé une chance de prononcer un seul mot pour me défendre » a-t-il dit à des amis durant une brève pause. « Je suis une
victime d'une opération de vengeance – rien d'autre. »
La Cour européenne des Droits de l'homme a reçu en 2011 près de 9 000 plaintes contre la Turquie pour atteinte à la liberté de
la presse et à la liberté d'expression contre 6 500 en 2009. En mars, Orhan Pamuk, un écrivain turc et prix Nobel, a été condamné à une amende de 3670 dollars pour sa déclaration dans un journal
suisse : « Nous avons tué 30 000 Kurdes et un million d'Arméniens. »
Les défenseurs des droits de l'Homme disent craindre qu'avec la nouvelle influence régionale prêtée à la Turquie, les
états-Unis et l'Europe ferment les yeux sur ces violations des droits de l’homme et ne s'opposent pas à l'autoritarisme qui s'y développe.
« La démocratie turque peut être une bonne référence en comparaison avec l'égypte, la Libye ou la Syrie. » s'est exprimé Hakan Altinay,
docteur à la Brookings Institution. « Mais toute la région souffrirait si la Turquie était autorisée à négliger les valeurs de la démocratie libérale. »
L'arrestation de Nedim Sener, 45 ans, reporter d'origine allemande qui travaillait pour le journal Milliyet à l'époque de
son arrestation, est parmi les manquements les plus flagrants à la liberté de la presse, selon les défenseurs des droits de l'homme. Ce journaliste a été honoré en 2010 du prix de héros mondial
de la liberté de la presse de l'Institut International de la Presse pour son reportage sur le meurtre de Hrant Dink, un éminent journaliste arméno-turc assassiné à Istanbul en 2007.
Nedim Sener pense être en prison pour avoir osé écrire un livre critiquant la négligence de l’État turc qui a échoué à empêcher
l'assassinant de Hrant Dink. Ses avocats affirment que l'accusation repose sur de fausses preuves, dont un fichier portant son nom qui a été mystérieusement installé par un virus sur un
ordinateur appartenant à OdaTV, un site internet antigouvernemental, d'après les conclusions d'une équipe indépendante d'ingénieurs en informatique. Nedim Sener est détenu depuis sept mois sans
chef d'accusation. S'il est condamné, il risque jusqu'à 15 ans de prison. « Nedim Sener est accusé à partir de rumeurs et de fantasmes » a déclaré son avocat Yucel Dosemeci. « Il
est pris pour cible pour créer une culture de la peur. »
Fin décembre, la Turquie s'est attirée de nouvelles critiques après la mise en détention d'au moins 38 personnes, pour la
plupart journalistes, pour de soi-disant liens possibles au groupe séparatiste kurde. Mais selon les critiques, des dizaines n'ont été arrêtés que pour avoir exprimé un soutien général au droit
des Kurdes, une minorité depuis longtemps opprimée ici. Au cours de l'année passée, le gouvernement a arrêté d'éminents journalistes comme Nedim Sener ainsi que d'anciens ou actuels militaires,
intellectuels, hommes politiques qui ont été liés à ce que les responsables du pouvoir qualifient comme de complot visant à renverser le gouvernement au moyen de l’organisation
« Ergenekon ».
En quatre ans d'enquête aucun des 300 suspects mis en examen dans l'affaire n'ont été reconnus coupables alors même que 8 000
pages d'actes d'accusations ont été dressées par les tribunaux, dont la plupart sont basées sur les transcriptions d'enregistrements clandestins de conversations téléphoniques privées. Les
défenseurs de la liberté de la presse disent que le gouvernement a aussi agi de façon à faire taire l'opposition en infligeant des amendes exorbitantes et en intimidant les propriétaires des
principales sociétés de médias. Dans une affaire célèbre de 2009, le groupe de média Dogan, un large conglomérat, a été condamné par l’administration des impôts à payer de 2,5 milliards de
dollars pour des redressements fiscaux. Les responsables de Dogan ont déclaré en privé que la vraie raison était que leurs publications avaient révélé des scandales de corruption impliquant de
hauts fonctionnaires du gouvernement.
L'Union Européenne s'est dite préoccupée par l'effet paralysant de l'amende, qui a
été revue à la baisse (du fait d’une amnistie fiscale) à environ 621 millions de dollars, selon les spécialistes de cette affaire. Désormais, plusieurs journalistes qui travaillent pour le groupe
Dogan indiquent qu'il y domine une règle officieuse, celle de ne pas critiquer le parti au pouvoir. Erdogan qui avait auparavant appelé ses partisans à boycotter le groupe Dogan, a vivement
démenti tout dessein politique dans l'amende infligé par son gouvernement.
Après la victoire électorale d'Erdogan en 2002, les défenseurs des droits de l'homme l'avaient initialement salué pour ses
efforts en matière de liberté d'expression. Mais après une tentative infructueuse de l'opposition laïque pour interdire le parti d'Erdogan en 2008, les observateurs estiment qu'il s’est engagé
dans une campagne systématique pour réduire au silence ses opposants. Selon eux, les limites à la liberté de la presse reflètent également le fait que la Turquie ne se sent plus obligées
d'adhérer aux normes occidentales à une époque où elle joue le rôle de puissance régionale et que les négociations pour son adhésion à l'Union Européenne sont en plein désarroi.
En mars dernier, lorsque les officiers de police sont venus chez eux pour les placer en garde à vue, Nedim Sener et Ahmet Sik
ont fait de la provocation devant les caméras de télévision : « Quiconque y touche, se brûle ! » s'est écrié Ahmet Sik, faisant référence au mouvement Gülen dont les membres,
selon les analystes, ont infiltré les plus hauts niveaux de la police et du système judiciaire du pays. En mars, le manuscrit de L'armée de
l'imam, le livre-enquête d'Ahmet Sik sur ce mouvement, a été confisqué par la police. Mais celle-ci a été incapable d'arrêter sa publication
sur Internet ; 20 000 internautes l’ont téléchargé.
Comme Internet est devenu l'arme principale pour lutter contre la censure, l’accès à plus de 15 000 sites internet a été bloqué par l’État, d'après engelliweb.com, qui recense les pages visées par la censure. Durant
plus de deux ans, et jusqu'à l'automne dernier, Youtube a été interdit en raison de vidéos considérées comme insultantes pour Mustafa Kemal Atatürk, le fondateur de la Turquie moderne. L'agence
turque de surveillance a demandé l'été dernier aux sites internet d'interdire 138 mots, dont « animal », « érotique » et « zoo » en anglais et « gros »,
« blond » et « jupe » en turc. Mais l'interdiction à inspiré un concours en ligne de la meilleure nouvelle écrite à partir des mots interdits, rendant ainsi hommage à la
culture média turque toujours dynamique.