Dimanche 26 février 2012 7 26 /02 /Fév /2012 12:22

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Présentation de Pınar Selek, par Etienne Copeaux, historien de la Turquie, en ouverture de la séance du 24 février 2012

 

J'ai pris connaissance de l' « affaire Pınar Selek » en lisant les journaux, à Istanbul, en août 1998.

Un mois et demi plus tôt, le 9 juillet, une explosion meurtrière avait secoué le célèbre Marché égyptien d'Istanbul. Nous étions dans l'une des plus dures époques de la guerre contre les autonomistes kurdes. L'explosion fut aussitôt qualifiée d'attentat terroriste. Il fallait des coupables.

Le 19 août 1998, Milliyet  annonçait une nouvelle fracassante : « C'est une sociologue qui posé la bombe ! ». Il y avait une photo de la reconstitution du prétendu « attentat », et un portrait de la prétendue « sociologue terroriste » qui aurait organisé l'attentat. Sans trop savoir pourquoi, j'ai découpé cet article : « sociologue terroriste », c'était une qualification qui d'une certaine manière me paraissait emblématique de ce qui se passait : on ne se méfie jamais assez des intellectuels.

 

La « sociologue terroriste » était déjà en prison ; elle avait été arrêtée le 11 juillet, mais pour une tout autre raison.

En 1996, Pınar Selek avait conclu ses études de sociologie à l'université Mimar Sinan par un mémoire de licence sur les transformations  d'Istanbul, sa ville. C'était déjà une question délicate, car, au moment où Istanbul accueillait la conférence de l'ONU « Habitat II », elle connaissait un mouvement de spéculation intense. Depuis l'expulsion des orthodoxes en 1955-1960, le quartier central de Beyoğlu était devenu un immense squat, abritant toutes sortes de populations pauvres, migrantes et marginales ; c'était un lieu de petits et grands trafics, où grouillaient aussi des enfants exploités, manipulés, drogués. Mais la transformation radicale qui s'annonçait ne pouvait s’accommoder de cette présence ; pauvres, marginaux, squatters, devaient être expulsés : ce fut notamment le cas des transsexuels de la rue Ülker, en 1996.

 

Ce quartier de l'hyper centre allait être l'un des « terrains » privilégiés de Pınar Selek.

 

Une association de sociologues (Sosyoloji Mezunları Derneği) qui soutient Pınar l'a qualifiée de « sociologue impliquée » ou « sociologue militante » (müdahil). En effet : dans les ruelles de Beyoglu, elle va à la rencontre de cette population. D'emblée, elle devient une sociologue de combat, engagée et non pas seulement observatrice. 

Elle crée pour tous les exclus, notamment pour les enfants, un atelier d'art, « L'Atelier des artistes de rue », dont les œuvres sont exposées dans les rues ; elle crée théâtre de rue, et une revue, L'Invité, diffusée à 3000 exemplaires. L'Atelier devient un foyer, le seul de son genre à Istanbul.

Dans sa plaidoirie en 2006 Pınar Selek disait ceci : « Pendant mes années universitaires, à la poursuite de cette quête infinie, j’ai essayé de créer mon propre chemin en questionnant les rapports entre le savoir et le pouvoir, la manière dont la science est instrumentalisée, les comportements et le langage. Bref, en abordant tout ce qui était trop sacré pour être questionné publiquement. »

 

Parmi les questions « trop sacrées » figurait bien sûr le problème kurde. Aussi, Pınar avait commencé un travail de recherche, à partir d'entretiens, sur cette question.

La sociologie turque peut-elle faire l'impasse sur ce qui depuis des décennies ravage le pays et transforme de fond en comble sa société ? En réalité, il n'y avait pas de sujet sociologique plus urgent que celui-là. Ismail Besikçi avait montré la voie, en le payant très cher. Mais, consciente des risques, Pınar Selek a mené des entretiens avec des militants kurdes, et c'est ce qui lui a valu ses ennuis : ses contacts avec les militants interviewés font d'elle, aux yeux du code pénal, la « complice d'une organisation terroriste ». Son arrestation, le 11 juillet 1998, est donc sans rapport avec l'explosion du Marché égyptien.

La police a considéré la sociologue comme une « source » potentielle pour la répression du mouvement kurde : les travaux de Pınar sont saisis, sa thèse confisquée. Pour qu'elle donne les noms de ses informateurs, elle est torturée.

Mais elle ne parle pas, elle ne donne aucun nom.

 

C'est pourquoi, pour essayer de la briser, on lui colle sur le dos le prétendu attentat du marché égyptien ; un autre prévenu a craqué sous la torture et l'a dénoncée. Et c'est en prison et par la télévision qu'elle apprend qu'on l'accuse d'avoir participé à la préparation de l' « attentat ».

 

Elle est maintenue en détention durant l'enquête sur l'explosion. En 2000, deux ans et demi plus tard, les expertises déterminent de façon irréfutable son origine accidentelle. Pınar est libérée, jugée, relaxée.

Mais c'est seulement la première phase d'un acharnement judiciaire de quatorze ans.

Les pouvoirs publics n'acceptent pas la relaxe, contestent l'expertise et le jugement, imposent une nouvelle enquête, attentant gravement à l'indépendance de la justice.

Un long affrontement s'ensuit entre la Haute Cour criminelle et la Cour suprême.

En 2006, la Haute Cour criminelle prononce l'acquittement, cassé un an plus tard par la Cour suprême. En 2008, la Cour criminelle acquitte Pınar Selek pour la deuxième fois. Plus important encore, cette même cour annule l'inculpation de « complicité d'une organisation terroriste », que lui avait valu son travail de recherche.

… et une nouvelle fois, la Cour suprême annule l'acquittement. En 2010, cette même Cour suprême requiert à l'encontre de Pınar une peine de prison à perpétuité. 

On le sait, le 9 février 2011, à la suite d'un troisième procès, Pınar Selek est acquittée une troisième fois, mais la Cour suprême fait immédiatement appel du jugement.

Si bien qu'actuellement Pınar, bien qu’innocentée trois fois et jamais condamnée, est menacée d'arrestation si elle retourne en Turquie.

 

La prochaine audience de cette procédure doit avoir lieu le 7 mars. Le cas de Pınar sera à nouveau jugé et il est douteux que l'Assemblée générale de la Cour suprême se désavoue elle-même : une nouvelle condamnation est possible.

 

Par un tel acharnement, et qui plus est en l'absence de charges, la Cour suprême impose deux peines illégales.

La première est la prolongation indéfinie de la durée de la procédure, par la multiplication des épisodes, coups de théâtre, reports. Ce délai indéfini est source d'incertitude, d'instabilité, d'impossibilité de mener une vie normale. C'est une véritable torture psychologique, qui s'ajoute aux séquelles ineffaçables des tortures physiques subies en 1998.

La seconde est l'exil, auquel est contrainte Pınar. A la façon des exécutions extra-judiciaires, on lui impose une peine de relégation extra-judiciaire. L'exil n'est pas un choix de la part de Pınar : elle y est acculée, c'est le seul moyen pour elle de vivre, de se défendre, et de continuer son travail.

 

Car après sa sortie de prison en 2000, Pınar Selek avait multiplié les recherches et les engagements. Elle enseigne l'histoire orale à Istanbul, devient conseillère pour l'éducation des enfants, participe à la fondation d'une Plate-forme pour l'écologie sociale, soutenue par l'UE.

En collaboration avec l'association féministe Amargi, qu'elle a contribué à créer, et la fondation Friedrich-Ebert, elle anime des rencontres sur l'innovation sociale en Turquie, tandis que la fondation Heinrich Böll la charge de diriger une recherche sur la construction de la masculinité.

Pendant ces années Pınar Selek, sociologue, militante féministe et anti-militariste, s'affirme par ses publications et ses conférences, et pendant six ans elle a été coordinatrice et éditrice de la revue féministe Amargi. En plus de nombreux articles et contributions, entre 2001 et 2008, elle publie ses trois principaux ouvrages :  le premier porte sur la marginalisation des transsexuels et des prostitués de Beyoglu (La Rue Ülker, un lieu d'exclusion, 2001) ; puis vient Nous n'avons pas pu faire la paix (Barısamadık, 2004), sur les mobilisations pour la paix en Turquie ; et en 2008 Devenir homme en rampant (Sürüne sürüne erkek olmak), sur la fabrication du mâle lors du service militaire, en cours de traduction. Pınar Selek a également dirigé un ouvrage sur l'histoire orale (2008).

Mais la sociologue est également écrivaine, avec plusieurs recueils de nouvelles et de contes et, en 2011, un roman, Yolgeçen Hanı, qui se déroule dans l'Istanbul des années 1980.

C'est tout cela que Pınar Selek a dû abandonner en s'établissant à l'étranger. Ses travaux, son engagement, et les ennuis qu'elle subit en raison même de son travail lui valent un très large soutien en Turquie parmi les universitaires, chercheurs, militants féministes et démocrates.

Des milliers d'intellectuels ont signé les différentes pétitions pour Pınar Selek, des personnalités de premier plan la soutiennent et l'encouragent comme les écrivains Orhan Pamuk, Yasar Kemal, Inci Aral, des universitaires et politologues comme Baskın Oran ou Ahmet Insel, des éditeurs, journalistes renommés comme Oral Çalıslar, des historiens (Halil Berktay). Ce soutien déborde largement l'intelligentsia de gauche, et va jusqu'à certains milieux considérés comme « islamistes » (Abdurrahman Dilipak) et féministes islamistes (Neslihan Arıkan, Fatma Ünal).

 

Pınar Selek n'est pas seule ! Et ce mouvement de solidarité a un sens très fort car l'affaire Pınar Selek est emblématique. Ceux et celles qui la soutiennent veulent dans leur pays la garantie d'une liberté d'expression sur tous les sujets, même et surtout sur les sujets dits sensibles comme le caractère patriarcal de la société, la pluralité de la société, le problème kurde et la guerre. Ils veulent pouvoir travailler librement sur  l'histoire de la Turquie au XXe siècle, et pouvoir faire connaître librement leurs travaux, en Turquie même.

Ils veulent une justice indépendante du pouvoir politique. Ils veulent la disparition de la violence et de la torture. Ils veulent une égalité réelle entre les hommes et les femmes.

C'est pour tout cela que Pınar se bat, Pınar et tous ceux et celles qui la soutiennent.

 

Voir le site de Pınar Selek (http://www.pinarselek.com/public/Default.aspx ) 

et celui d’Etienne Copeaux (http://www.susam-sokak.fr/ )

 

 

 

 

 

Par gitfrance
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